On pourrait affirmer que Bernie avait une sorte d’agoraphobie. En effet, l’agoraphobie est la peur de sortir de chez soi. Cette conséquence lourde sur sa vie quotidienne était survenue il y a environ deux ans, alors que tout allait bien pour lui. Quoique déjà, il eût remarqué sur les chaines d’informations l’augmentation d’évènements similaires tels que des agressions, des féminicides, des fusillades et autres comportements dérangés dont il ne comprenait pas les raisons, jusqu’à ce qu’il en soit une victime.
Disons d’abord qu’il avait pris part, un jour, à un phénomène étrange dans une rue de Gaspé, Québec, lorsqu’il entendit crier à l’aide en revenant de l’épicerie. Les passants avaient l’air de ne pas faire attention aux bruits ni même de savoir d’où ils provenaient et pourquoi on appelait au secours. Mais dans la rue transversale, Bernie aperçut une femme qui se faisait agresser par deux hommes. Il décida d’intervenir, puisque personne n’eut l’air de s’en soucier — quelle ignorance collective, pensa-t-il. Sans tergiverser donc, il lâcha son sac de courses et fonça vers eux, effectuant un gros plaquage au niveau de la ceinture. Il les bloqua au sol, sans pouvoir vraiment les maintenir longuement, juste le temps d’ordonner à la femme de s’en aller. Quand elle fut loin, il relâcha son étreinte et l’un des deux hommes en profita pour prendre le dessus et le frapper. L’autre, qui fut délivré par la même occasion du plaquage, le frappa à son tour. Puis les deux se défoulèrent sur lui jusqu’à le laisser pour mort.
Un groupe de passants s’arrêta devant la rue où Bernie était affalé, ils se regardèrent les uns les autres pour savoir si quelqu’un allait intervenir, et comme personne ne réagit, personne ne fit rien. Ils durent se dire que quelqu’un avait déjà appelé les secours, et qu’ils n’avaient pas besoin de le faire. À ce moment-là, Bernie comprit : « Il se passe la même chose qu’avec la femme », se dit-il — bien plus tard, il associerait les évènements diffusés sur les chaines d’informations avec ce qui lui était arrivé dans cette rue de Gaspé en un point commun : la preuve sociale, avec cette pensée selon laquelle si tout le monde s’y référait (à la preuve sociale), on serait dans de mauvais draps. Encore plus fou, ce fut la femme qu’on avait agressée qui secourut Bernie.
Revenons à cette époque où le comportement de Bernie avait changé et où la violence et les inepties sociétales n’avaient, elles, pas bougé. Chez lui, il assistait toujours à cette influence croissante de ces évènements similaires à cause d’une pression sociale plus manipulatrice que jamais. C’était le genre de constat absurde qui provenait d’un incident ayant été relayé en masse par les médias en l’inondant sur nos écrans. Lorsqu’on présentait les faits, on s’apercevait que les mêmes conditions sociales et émotions en poussaient certains à commettre des actions ; ils entrainaient avec eux d’autres personnes dont le statut était identique — Bernie en avait été cette victime collatérale. Mais cela n’expliquait pas tout. Il faut savoir que la nature humaine a tendance à suivre celui qui lui semble avoir le plus de similarités avec elle. Il y a cette influence, un esprit d’imitation qui pousse à l’action : si cette personne a agi de la sorte ou à l’inverse s’est abstenue, c’est qu’elle doit avoir une bonne raison. C’est cette résultante qui avait contribué à ce que Bernie reste enfermé chez lui et désactive son pilote automatique. En vrai, il sortait, mais il avait établi une limite qui ne franchissait jamais et qui se résumait à son vaste verger et à la rivière qui ne passait pas loin. Il aurait pu se mettre à la chasse ; or cela lui était juste impossible. Le spectre de la mort et ce à quoi il avait survécu l’empêchait de s’exécuter sur un animal ou un poisson. Sur le plan professionnel, il avait quitté son travail pour un autre qu’il pouvait effectuer depuis chez lui. On avait essayé de le faire bouger, que ce soit chez lui ou par téléphone ; on obtenait que des non-réponses. Bernie savait ce qu’on lui demanderait de faire, et qu’on l’encouragerait à le faire. Qu’il ne réponde pas ou qu’il dise non en leur présence (physique ou de vive voix), cela revenait au même pour lui. Pourtant, cela lui aurait fait de la compagnie ; là, il demeurait totalement isolé. Enfin, pas tout à fait. S’il ne sortait plus faire les courses, de peur d’être la victime d’un autre aux actions suicidaires, c’était Biggy, son raton laveur, qui s’en chargeait en partie. Bernie avait récupéré l’animal alors qu’il était petit dans un refuge pour animaux, il avait préféré l’option solidaire plutôt qu’au commerce des animaux. Il n’avait pas voulu prendre de chien, plus apte à la domestication. Mais Biggy était un raton laveur très intelligent aux habitudes nocturnes et à l’organisation spatiale — ce qui plaisait à Bernie, enfin, convenait à son nouveau mode de vie.
Bernie habitait un chalet dans l’arrière-pays gaspésien, à quelques kilomètres de la ville de Gaspé, sur les bords d’une rivière. Comme il ne sortait pas pour faire les courses, il avait donc son propre verger où il cultivait ses fruits et légumes ; Biggy y en prenait parfois vers la mi-octobre, mais il préférait les chasser ailleurs. En raison de sa nature sauvage, Biggy avait la liberté, au crépuscule, de partir à la recherche de nourriture. Il chassait des petits oiseaux, des œufs, des insectes, des poissons, des mollusques et crustacés, des serpents, des fruits et des amphibiens. Biggy gardait les œufs, les poissons, les crabes et les huitres pour Bernie, comme il le lui avait inculqué cette habitude sans jamais avoir eu à le réprimander avec agressivité. D’abord, il les lavait sur la rive de la rivière, puis il les donnait à Bernie. Il faisait de même pour sa nourriture.
Chose étonnante, c’était Bernie qui donnait le bain à Biggy ; l’animal le laissait faire. Un ou deux bains par an, c’est tout. Il le baignait longtemps, il employait un shampoing neutre et le rinçait correctement. Aussi, Biggy perdant ses poils une fois par an à cause de la mue, Bernie prenait grand soin de le brosser pendant cette période afin qu’il ne soit pas stressé. Là encore, l’animal se laissait faire.
Pour le pauvre Bernie, un raton laveur vit généralement entre trois et cinq ans en milieu naturel. Il ne savait pas où il prenait les fruits et les œufs qu’il chassait, probablement dans le verger d’un agriculteur, et qui par conséquent devait le percevoir comme une menace. Il ne pouvait pas se douter non plus que le plus grand prédateur de Biggy était l’homme — comme pour l’homme lui-même, d’ailleurs. Et quand Biggy ne revint plus lui apporter le reste de sa nourriture, il ne pensait pas que l’animal s’était fait tuer par un chasseur. Leur « vie commune » avait duré trois ans.
La disparition de Biggy et l’inquiétude de ne pas le voir rentrer l’avait forcé à s’aventurer au-delà de la limite qu’il s’était autorisé pour partir à sa recherche. C’est ainsi que, malheureusement, en ne retrouvant jamais Biggy, Bernie commença à remonter la pente. Adopter un autre raton laveur et lui inculquer son habitude alimentaire lui prendrait un peu de temps, et la perspective d’être encore plus seul qu’il ne l’était déjà lui fit comprendre que cette situation ne pouvait plus durer. Il avait saisi l’utilité d’être à nouveau lâché en milieu naturel pour se forger une mentalité d’acier et réapprendre à observer les éléments présents afin de ne pas être conduit sur le terrain des possibles fausses informations de la preuve sociale, comme ce fut le cas avec les passants passifs lors de son agression. Il voulait arrêter de suivre les autres, ceux qui lui étaient semblables dans cet isolement, et éviter d’imiter ceux qui sombraient dans la dépression ou s’évertuaient à commettre des actions suicidaires. Il prit une décision radicale : il décida de partir à l’aventure, un peu à la manière de Biggy, en remettant le pilote automatique tout en levant la tête et en regardant autour de lui.