Jim, un hôte chez qui j’effectuais quelques travaux en échange du gîte et du couvert, me demanda un jour si je voulais faire une randonnée en raquette pour voir comment il est plus facile de comprendre la nature que le comportement humain.
— Je suis toujours partant pour une randonnée, lui répondis-je ; mais je ne connais rien au comportement de la nature. Ce serait même le contraire : je comprends mieux l’humain que la nature.
— C’est justement parce qu’il n’y a rien à comprendre, dit Jim. La nature, c’est une ombre sans l’être ; elle est magique. Il faut seulement l’écouter et l’observer.
Pour ma part, je croyais qu’elle était plutôt complexe à saisir.
— C’est parce qu’on nous a toujours appris qu’on nous a libérés du monde sauvage, m’expliqua Jim, car l’on avait réussi à dompter la nature ; parce qu’on nous a « forcé » à nous sentir extérieurs à elle, à nous déconnecter d’elle.
C’était d’accord.
Nous partîmes ainsi au sud de Port Alberni, Colombie Britannique. Les routes centrales qui s’en allaient vers cette direction perdaient de leur asphalte ; elles devenaient des chemins gravillonnés et accidentés ; et comme les accidentés de la vie, ils leur manquaient des morceaux, des trous béaient à cause du gel et du dégel.
L’île de Vancouver est montagneuse. Le mont Arrowsmith, au sud-est de Port Alberni, culmine à plus de mille huit cents mètres. Nous, nous roulions toujours un peu plus vers le sud avant de converger vers l’est, mais la culminante avait son pareil. Plus nous gagnions en altitude et plus les chemins étaient enneigés. Par endroit, des pans de forêts étaient défrichés à cause d’arbres qu’on avait coupés.
Quand nous arrivâmes à destination, nous nous garâmes aux abords d’une clairière. Nous nous équipâmes, puis nous nous mîmes en marche sur plusieurs kilomètres, à découvert. Après quoi, nous pénétrâmes dans la forêt et nous suivîmes le tapis blanc d’une épaisseur d’au moins cinquante centimètres qui se déroulait devant nous. C’était un de ces petits mondes encore vierges où nul n’avait son emprise ; tout était pur, étincelant. Le silence était majestueux. J’entendais la neige craquelée sous le poids de mes raquettes, et j’avais cette impression que je ne percevais rien d’autre ; mais Jim me dit qu’en vrai, on percevait tout. Je le voyais écouter le vent jouer sa partition, la fluctuation de ses notes et de sa tonalité au sein de cette caisse de résonnance ; il ressentait la forêt qui respirait, car, m’informa-t-il, « elle intercepte nos émotions » ; il contemplait l’histoire qu’elle racontait, faite de poésie, où « chaque jour il se greffe à elle une couleur différente ». Celle d’aujourd’hui avait une teinte monotone, les nuages épars et la brume dissidente laissaient croire que les habitants étaient restés au chaud, en retrait, par flegme ou par défiance.
Mais Jim me prouva que j’avais tort. Alors que nous nous arrêtions pour faire une pause, il me dit à brûle-pourpoint :
— Est-ce que tu ressens cette impression ?
— Non, pourquoi ? Je le devrais ? Je ne vois rien qui pourrait me faire ressentir quelque chose.
— Ça, c’est ce qu’ils veulent te faire croire.
— Qui ?
Jim me demanda de tendre la main. M’exécutant, il mit dans ma paume une amande, et me dit d’attendre.
— La défiance, me murmura-t-il. Elle suggère la patience, et il faut savoir apprécier cette vertu oubliée pour contempler toute la beauté.
Au moment où il s’écarta, il se passa deux ou trois minutes avant qu’une sterne se pose sur le bout de mes doigts. L’oiseau de gris et de blanc prit l’amande dans son bec, me regarda avec intensité quelques instants comme s’il attendait de voir. Il était courageux, mais pas téméraire ; puis il se dit qu’il avait assez patienté, et il s’envola avant que je puisse changer d’avis. Or je n’aurais rien fait, il était de toute façon trop tard pour cela. Je me sentais si hypnotisé que je n’aurais même pas osé bouger. Quelle chance, me dis-je, d’avoir pu le contempler de si près ! Il m’avait fasciné ! C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que nous étions observés.
Après ce petit épisode « intime » entre moi et la sterne, plus nous marchions et plus je copiais Jim. J’admirais sa façon de collecter les informations, le soin qu’il prenait à observer chaque mouvement de chaque élément et de la compréhension qu’il en faisait avec tant de passion et de simplicité. Je compris alors que l’humain était indifférent à ce qui l’entoure — Jim le savait, évidemment. Notre civilisation vivait tellement à l’intérieur d’une bulle autocentrée, créée de toute pièce par l’humain, qu’il avait fini par le tenir éloigné de la nature. En fait, je prenais conscience que nous l’avions délimitée, que nous l’avions compartimentée selon nos besoins en ne pouvant nous empêcher de la piller.
Sans nul doute, Jim comprenait mieux la nature que les hommes ; mais il en savait assez pour m’avouer que c’était une croyance ancestrale, qui prenait sa source dans le christianisme, et qui se reposait sur le devoir de l’être humain de la contrôler.